9
Il n’y a pas d’honneur

 

 

— Pourquoi arriver aux portes de la cité avant le lever du soleil ? demanda la sentinelle de nuit de la Porte du Nord à l’émissaire de la caravane de marchands qui s’était arrêtée de l’autre côté de l’enceinte de Luskan.

Jierdan, qui était à son poste aux côtés de la sentinelle, observait la scène avec une attention particulière, convaincu que cette troupe arrivait de Dix-Cités.

— Nous n’abuserions pas des réglementations de la cité si l’affaire que nous avions à traiter n’était pas si urgente, répondit le porte-parole. Nous n’avons pris aucun repos depuis deux jours.

Un autre homme émergea du groupe de chariots. Il portait un corps inanimé en travers de ses épaules.

— Assassiné en route, expliqua le porte-parole. Et un autre membre a été kidnappé : Catti-Brie, fille de Bruenor Marteaudeguerre en personne !

— Une jeune fille naine ? s’écria Jierdan, soupçonnant autre chose. Mais il dissimula son excitation de peur de se compromettre.

— Nan, pas une naine, une femme, se lamenta le porte-parole. La plus belle de tout le Val, peut-être même de tout le nord. Le nain l’a accueillie dans sa maison lorsqu’elle était une petite orpheline et l’a adoptée.

— Des orques ? demanda la sentinelle de nuit, plus préoccupée par des dangers potentiels sur la route que par le sort d’une seule femme.

— Ce n’est pas l’œuvre d’orques, répliqua le porte-parole. Ceux qui nous ont enlevé Catti-Brie et qui ont tué le conducteur sont fourbes et rusés. Nous n’avons découvert cet acte abject que le lendemain matin.

Jierdan n’avait pas besoin de plus d’informations ni de description plus complète de Catti-Brie pour assembler les différentes pièces du puzzle. Si Entreri s’intéressait à cette fille, c’était à cause de ses liens avec Bruenor. Jierdan regarda l’horizon, à l’est, et les premiers rayons de l’aube imminente. Il avait hâte d’être relevé de ses fonctions sur le mur d’enceinte afin de communiquer à Dendybar ce qu’il avait appris. Ces bribes d’informations pourraient aider à calmer la colère que le mage marbré nourrissait à son égard depuis qu’il avait perdu la trace du drow dans les docks.

 

***

 

— Il ne les a pas retrouvés ? demanda Dendybar à Sydney avec hargne.

— Il a trouvé une piste, mais elle était déjà froide, répliqua la jeune magicienne. S’ils sont encore dans les docks, ils sont bien déguisés.

Dendybar fit une pause pour réfléchir à ce que venait de lui dire son apprentie. Quelque chose ne tournait pas rond. Quatre individus reconnaissables ne pouvaient pas avoir disparu comme ça.

— As-tu appris quelque chose sur l’assassin, au moins, ou son compagnon ?

— Les vagabonds des ruelles le redoutent. Les ruffians eux-mêmes l’évitent respectueusement.

— Notre ami est donc connu des habitants des bas-fonds, remarqua Dendybar d’un air songeur.

— Un tueur à gages, je pense, raisonna Sydney. Il vient probablement du sud… Eauprofonde, peut-être. Mais si c’était le cas, nous aurions dû plus entendre parler de lui. Peut-être encore plus au sud, venu des contrées au-delà même de notre vision.

— Intéressant, répondit Dendybar en essayant d’élaborer une théorie qui tienne compte de toutes les possibilités. Et la fille ?

Sydney haussa les épaules :

— Je ne crois pas qu’elle le suive de son plein gré, même si elle n’a rien fait pour se soustraire à son emprise. Et lorsque vous l’avez vue dans la vision de Morkai, il chevauchait seul.

— Il l’a achetée, fut la réponse inattendue, venue du seuil de la porte.

Jierdan entra.

— Comment ? Sans être annoncé ? railla Dendybar avec mépris.

— J’ai des nouvelles… elles ne pouvaient pas attendre, répondit Jierdan avec aplomb.

— Ont-ils quitté la cité ? demanda Sydney avec empressement.

Elle exprimait ses soupçons à voix haute afin d’attiser la colère qu’elle lisait sur le visage livide du mage marbré. Sydney comprenait bien les dangers et les difficultés des docks, et elle avait presque pitié de Jierdan qui devait subir la rage de l’impitoyable Dendybar à cause d’une situation sur laquelle il n’avait aucun contrôle. Mais Jierdan demeurait son rival. Tous deux souhaitaient s’attirer les faveurs du mage marbré et elle ne laisserait pas l’amitié faire obstacle à ses ambitions.

— Non, rétorqua Jierdan d’un ton sec. Mes nouvelles ne concernent pas le drow et ses compagnons. (Il se tourna vers Dendybar.) Une caravane est arrivée aujourd’hui à Luskan… Le chef de convoi est à la recherche de la femme.

— Son nom ? demanda Dendybar, soudain si intéressé qu’il en oublia sa colère provoquée par l’intrusion du soldat.

— La fille adoptive de Bruenor Marteaudeguerre, répliqua Jierdan. Cat…

— Catti-Brie ! Bien entendu ! s’écria Dendybar qui connaissait bien la plupart des gens importants de Dix-Cités. J’aurais dû deviner ! (Il se tourna vers Sydney.) Mon respect pour notre cavalier mystérieux ne fait que croître de jour en jour. Trouve-le et ramène-le-moi !

Sydney hocha la tête. Elle craignait pourtant que la mission que lui assignait Dendybar s’avère plus difficile à remplir que le mage marbré l’imaginait. Peut-être même qu’elle outrepassait ses capacités.

 

***

 

Sidney passa la nuit, jusqu’aux premières heures du matin suivant à explorer les venelles et les lieux de rencontre du quartier des docks. Mais même en faisant appel aux contacts qu’elle avait sur les docks et à tous les tours de magie à sa disposition, elle ne trouva trace nulle part d’Entreri et Catti-Brie, et personne désireux ou en mesure de lui donner des informations qui pourraient l’aider dans ses recherches.

Fatiguée et frustrée, elle revint le lendemain à la Tour des Arcanes et passa sans s’arrêter devant le couloir qui menait à l’étude de Dendybar. Bien qu’il lui ait ordonné de venir lui faire un compte-rendu dès son retour. Sydney n’était pas d’humeur à supporter les réprimandes du mage marbré à propos de son échec.

Elle entra dans une petite pièce, qui donnait sur le tronc principal de la Tour des Arcanes dans la branche du nord, sous les salles du Maître de la Tour Nord. Elle ferma la porte derrière elle et poussa les verrous, puis elle jeta un sort pour se protéger plus efficacement de toute intrusion malvenue.

À peine s’était-elle couchée que la surface de son précieux miroir de scrutation se mit à onduler et à luire.

— Maudit sois-tu, Dendybar, gronda-t-elle, supposant que la perturbation était l’œuvre de son maître.

Traînant son corps fatigué devant le miroir, elle le scruta, accordant son esprit sur les ondulations afin de rendre l’image plus claire. À son grand soulagement, elle ne se retrouva pas face à Dendybar, mais face à un mage d’une ville lointaine, un prétendant potentiel que la froide Sydney laissait suspendu à un fil d’espoir afin de pouvoir le manipuler quand elle en avait besoin.

— Salutations, belle Sydney, dit le mage. Je prie pour ne pas avoir dérangé ton sommeil, mais j’ai des nouvelles formidables !

En temps normal, Sydney aurait écouté le mage avec courtoisie et feint de s’intéresser à son histoire, puis elle se serait poliment excusée. Mais pour l’heure, elle était en butte au harcèlement et aux exigences de Dendybar et elle n’avait aucune patience pour les distractions.

— Ce n’est pas le moment ! dit-elle d’un ton sec.

Le mage était tellement transporté par les nouvelles qu’il avait qu’il ne sembla pas remarquer la sécheresse du ton.

— Un événement tout à fait extraordinaire est arrivé dans notre ville, commença-t-il.

— Harkle ! s’exclama Sydney pour couper court à sa logorrhée.

Le mage s’interrompit, déconfit.

— Mais, Sydney, tenta-t-il.

— Un autre jour, insista-t-elle.

— Mais à notre époque il est si rare de rencontrer et de parler avec un véritable elfe drow ! insista Harkle.

— Je ne peux pas… Sydney laissa sa phrase en suspens, méditant les paroles que venait de prononcer Harkle. Un elfe drow, balbutia-t-elle.

— Oui, déclara Harkle avec fierté, ravi de constater que ses nouvelles avaient apparemment impressionné sa bien-aimée Sydney. Drizzt Do’Urden, tel est son nom. Il a quitté Longueselle il y a deux jours. Je te l’aurais dit plus tôt, mais sa visite a mis la maison sens dessus dessous !

— Dis-m’en plus, cher Harkle, susurra Sydney. Dis-moi tout.

 

***

 

— Je suis en quête d’informations.

Murmure se raidit au son de la voix inattendue, devinant tout de suite l’identité de celui qui s’adressait à elle. Elle savait qu’il était en ville, et elle savait aussi qu’il était le seul capable de vaincre tous les obstacles qu’elle avait placés et de pénétrer dans ses chambres secrètes.

— Des renseignements, reprit Entreri en sortant de l’ombre du paravent.

Murmure glissa le flacon d’onguent dans sa poche et jaugea l’homme. D’après les rumeurs, il était le plus redoutable des assassins, et elle, qui ne connaissait que trop bien les tueurs, sut immédiatement que les rumeurs n’en étaient pas. Elle sentit la puissance d’Entreri et remarqua la fluidité de ses mouvements.

— Les hommes n’entrent pas dans ma chambre sans y être invités, avertit-elle avec hardiesse.

Entreri se déplaça afin de pouvoir observer cette femme qui ne manquait pas de courage sous un meilleur angle. Il avait lui aussi entendu parler d’elle : survivante des quartiers malfamés, belle et mortelle. Mais apparemment, Murmure n’était pas sortie victorieuse d’une récente bagarre. Son nez était cassé, tordu et enflé.

Murmure comprit pourquoi il la regardait avec tant d’insistance. Elle se redressa et rejeta fièrement la tête en arrière.

— Un fâcheux incident, dit-elle avec hargne.

— Ça ne m’intéresse pas, répliqua Entreri. Je suis venu chercher des renseignements.

Murmure se détourna pour continuer ce qu’elle faisait, essayant de ne trahir aucune émotion.

— Mon prix est élevé, dit-elle froidement.

Elle se tourna vers Entreri. L’expression intense mais terriblement calme de l’homme semblait lui dire que la vie sauve serait sa seule récompense pour sa coopération.

— Je cherche quatre compagnons, expliqua Entreri. Un nain, un drow, un jeune homme, et un halfelin.

Murmure n’avait pas l’habitude de ce genre de situations. Là, elle n’avait pas le soutien d’arbalètes, ni de gardes du corps, tout près, attendant son signal derrière une porte secrète. Elle essaya de garder son calme, mais Entreri connaissait la profondeur de sa peur. Elle ricana et pointa son nez cassé.

— J’ai rencontré ton nain et ton drow, Artémis Entreri. Elle accentua les syllabes de son nom en les prononçant car elle espérait qu’il serait de nouveau sur la défensive en se sachant reconnu.

— Où sont-ils ? demanda Entreri, toujours maître de la situation. Et que t’ont-ils demandé ?

Murmure haussa les épaules.

— S’ils sont encore à Luskan, je ne sais pas où ils se trouvent. Ils ont très probablement quitté la cité. Le nain a une carte des contrées du nord.

Entreri soupesa chacun de ses mots.

— Ta réputation est usurpée alors, dit-il d’un air sarcastique. Tu reçois un coup pareil et tu les laisses filer entre tes doigts ?

Les yeux de Murmure se rétrécirent sous l’effet de la colère.

— Je choisis avec soin mes combats, siffla-t-elle. Les quatre sont trop dangereux pour des actes de vengeance frivole. Qu’ils aillent où ils veulent. Je ne veux plus jamais avoir affaire à eux.

L’expression calme d’Entreri se voila un peu. Il s’était déjà rendu au Coutelas et avait entendu parler des exploits de Wulfgar. Et maintenant, ça. Une femme de la trempe de Murmure ne se laissait pas facilement intimider. Il devrait peut-être réévaluer la force de ses adversaires.

— Le nain ne connaît pas la peur, poursuivit Murmure en percevant son désarroi et en prenant plaisir à aviver son trouble. Et méfie-toi du drow, Artémis Entreri, cracha-t-elle, laissant planer des sous-entendus et tentant de le reléguer à un même niveau de respect pour les compagnons en adoptant un ton funeste. Il se déplace dans des ombres que même nous ne pouvons voir et frappe depuis l’obscurité. Il invoque un démon sous la forme d’un puissant félin et…

Entreri fit volte-face et s’apprêta à quitter la chambre. Il n’avait nullement l’intention de laisser Murmure gagner plus d’ascendant.

Se délectant de sa victoire, Murmure ne put résister à la tentation de lancer une dernière pique.

— Les hommes n’entrent pas dans ma chambre sans y être invités, répéta-t-elle.

Entreri passa dans la pièce d’à côté et Murmure entendit la porte qui donnait sur la venelle se refermer.

— Je choisis avec soin mes combats, murmura-t-elle, fière de sa menace, en s’adressant à la chambre désormais vide.

Elle se retourna vers une petite table et sortit le bocal d’onguent, très contente d’elle. Elle examina sa blessure dans le miroir au-dessus de la table. Pas trop mal. Le baume l’effacerait comme il avait effacé de si nombreuses cicatrices causées par les vicissitudes de sa profession.

Elle comprit sa bêtise lorsqu’elle vit l’ombre glisser derrière elle dans le reflet du miroir et qu’elle sentit le souffle d’air dans son dos. Ses activités n’autorisaient pas l’erreur et n’offraient pas de seconde chance. Pour la première et la dernière fois de sa vie, Murmure avait laissé sa fierté prendre le pas sur sa prudence.

Un gémissement d’agonie s’échappa de ses lèvres lorsque la dague sertie de gemmes s’enfonça profondément dans son dos.

— Moi aussi je choisis avec soin mes combats, lui murmura Entreri à l’oreille.

Le lendemain matin, Entreri se trouvait devant un endroit où il ne voulait pas entrer : la Tour des Arcanes. Il savait qu’il n’avait plus vraiment le choix. Désormais convaincu que les compagnons avaient quitté Luskan depuis longtemps, l’assassin avait besoin de l’aide de la magie pour retrouver leurs traces. Il avait mis presque deux ans à débusquer le halfelin à Dix-Cités et sa patience commençait à s’émousser.

Il approcha de la structure, Catti-Brie à ses côtés, réticente, mais obéissante, et fut promptement escorté jusqu’à la salle d’audience de Dendybar, où le mage marbré et Sydney l’attendaient pour le saluer.

— Ils ont quitté la cité, déclara Entreri sans ambages, avant même d’avoir salué les deux mages.

Dendybar sourit afin de montrer à Entreri qu’il avait cette fois l’avantage.

— Il y a dix jours déjà, répondit-il calmement.

— Et tu sais où ils se trouvent ? demanda posément Entreri.

Dendybar hocha la tête en signe d’acquiescement. Le même sourire fendait toujours ses joues creuses.

Le jeu ne plaisait pas à l’assassin. Il passa un long moment à jauger son interlocuteur, essayant de trouver un indice susceptible de révéler les intentions du mage. Dendybar fit la même chose, toujours très intéressé par une alliance avec le redoutable tueur… mais seulement si les conditions étaient favorables.

— Le prix des informations ? demanda Entreri.

— Je ne connais même pas ton nom, fut la réponse de Dendybar.

Une question honnête, pensa l’assassin. Il s’inclina profondément.

— Artémis Entreri, dit-il, suffisamment sûr de lui pour dire la vérité.

— Et pourquoi es-tu à la recherche des compagnons, accompagné de la fille du nain ? le pressa Dendybar, dévoilant son jeu afin de donner à l’assassin un peu trop sûr de lui un motif de s’inquiéter.

— Ce sont mes affaires, siffla Entreri.

Il plissa les yeux et ce fut le seul signe apparent que les paroles de Dendybar l’avaient troublé.

— Ce sont les miennes aussi si nous devons être alliés ! s’écria Dendybar en se levant pour avoir l’air plus menaçant et dominer Entreri.

L’assassin, toutefois, se préoccupait assez peu des simagrées du mage. Il était trop occupé à jauger la valeur d’une telle alliance.

— Je ne te demande pas ce que tu leur veux, répliqua Entreri. Dis-moi simplement lequel des quatre t’intéresse.

Ce fut au tour de Dendybar de réfléchir. Il voulait Entreri dans son camp, ne serait-ce que parce qu’il craignait de voir l’assassin travailler contre lui. Et il aimait l’idée qu’il n’aurait pas à révéler quoi que ce soit à ce dangereux individu au sujet de l’artefact qu’il convoitait.

— Le drow a quelque chose qui m’appartient ; en tout cas il sait où je peux le trouver, déclara-t-il. Je veux le récupérer.

— Et le halfelin est à moi, exigea Entreri. Où sont-ils ?

Dendybar fit un geste en direction de Sydney.

— Ils se sont arrêtés à Longueselle, dit-elle. Et ils sont en route pour Lunargent, à plus de deux dizaines, à l’est.

Catti-Brie n’avait jamais entendu ces noms, mais elle était contente que ses amis aient une bonne avance. Elle avait besoin de temps pour élaborer un plan, même si elle se demandait comment elle pourrait être efficace, entre les mains de ravisseurs si puissants.

— Et que proposes-tu ? demanda Entreri.

— Une alliance, répliqua Dendybar.

— Mais j’ai les informations dont j’ai besoin, dit Entreri en riant. Que m’apporte une alliance avec toi ?

— Mes pouvoirs peuvent te conduire à eux et peuvent t’aider à les vaincre. Leur force n’est pas négligeable. Considère une alliance comme un bénéfice mutuel.

— Toi et moi sur la route ? Tu me sembles plus fait pour avoir un livre entre les mains et être assis derrière un bureau, mage.

Dendybar regarda d’un air dur, sans ciller, l’arrogant assassin.

— Je t’assure que je peux me rendre où je le souhaite plus vite que tu pourras jamais l’imaginer, gronda-t-il. (Il laissa bien vite retomber sa colère, toutefois, pressé qu’il était de conclure l’affaire.) Mais je vais rester ici. Sydney ira à ma place, et Jierdan, le soldat, sera son escorte.

Entreri n’aimait pas l’idée de voyager avec Jierdan, mais il décida de ne pas protester. Il pourrait s’avérer intéressant, et utile, de partager la chasse avec la Tour des Arcanes. Il donna son accord aux conditions.

— Et elle ? demanda Sydney en désignant vers Catti-Brie.

— Elle m’accompagne, dit sèchement Entreri.

— Bien entendu, approuva Dendybar. Il est inutile de gâcher un otage si précieux.

— Nous sommes trois contre cinq, raisonna Sydney. Si tout ne se passe pas aussi facilement que vous deux semblez l’espérer, la fille pourrait représenter notre perte.

— Elle vient ! dit Entreri d’un ton péremptoire. Dendybar avait déjà trouvé la solution. Il sourit à Sydney avec ironie.

— Prends Bok, dit-il en ricanant.

Le visage de Sydney s’allongea à cette idée, comme si l’ordre de Dendybar lui avait fait perdre son goût pour la traque.

Entreri n’était pas sûr d’apprécier ce nouveau développement.

Percevant la gêne de l’assassin, Dendybar indiqua d’un geste à Sydney un placard fermé par un rideau qui se trouvait dans un coin de la pièce.

— Bok, appela-t-elle doucement lorsqu’elle fut près du placard.

Sa voix tremblait légèrement.

Bok avait écarté le rideau et sortit. Il faisait huit pieds de haut et trois de large au niveau des épaules. Le monstre s’avança avec raideur aux côtés de la femme. On aurait dit un homme immense, et d’ailleurs le mage avait utilisé des morceaux de corps humains pour de nombreuses parties de la créature. Bok était plus grand et plus robuste que tout homme vivant. Il avait presque la taille d’un géant, et la magie lui avait donné une force surnaturelle.

— Un golem, expliqua Dendybar avec fierté. Ma propre création. Bok pourrait tous nous tuer, là maintenant. Même ta cruelle lame ne serait pas d’une grande utilité contre lui, Artémis Entreri.

L’assassin n’était pas si convaincu que cela, mais il fut incapable de dissimuler complètement son émoi. Dendybar avait manifestement fait pencher la balance de leur association en sa faveur, mais Entreri savait que, s’il se retirait maintenant du marché, il se mettrait le mage marbré et ses sbires à dos, et qu’il était en concurrence directe avec lui pour le groupe du nain. En outre, cela lui prendrait des dizaines, des mois peut-être, pour rattraper les voyageurs par des moyens normaux et il n’avait pas le moindre doute que Dendybar puisse y parvenir plus vite.

Catti-Brie partageait les mêmes pensées désagréables. Elle n’avait aucune envie de voyager avec l’ignoble monstre, mais elle se demandait quel carnage elle trouverait lorsqu’elle rattraperait enfin Bruenor et les autres si Entreri décidait de quitter l’alliance.

— N’aie aucune crainte, le réconforta Dendybar. Bok est inoffensif, incapable de penser de manière indépendante, car, voyez-vous, Bok n’a pas d’esprit. Le golem répond à mes ordres, ou ceux de Sydney, et monterait sur un bûcher pour y être brûlé si nous le lui demandions !

— J’ai des affaires à régler dans la cité, dit Entreri, sans mettre en doute les paroles du mage. (Il éprouvait une certaine réticence à parler du golem.) Quand partons-nous ?

— Ce serait mieux en soirée, raisonna Dendybar. Reviens sur la prairie devant la Tour des Arcanes à la nuit tombée. Nous nous y retrouverons et prendrons alors la route.

Seul dans sa chambre, à l’exception de Bok, Dendybar caressa les épaules musclées du golem avec affection. Bok était son atout caché, sa protection contre la résistance des compagnons ou la fourberie d’Artémis Entreri. Mais Dendybar ne se séparait pas facilement du monstre car il jouait également un rôle très important pour le protéger de successeurs potentiels dans la Tour des Arcanes. Dendybar avait subtilement, mais sans détour, communiqué l’avertissement aux autres mages : si l’un d’eux l’attaquait, il aurait affaire à Bok, même si Dendybar était mort.

Mais la route serait peut-être longue et le Maître de la Tour du Nord ne pouvait pas délaisser ses fonctions et s’attendre à conserver son titre. Surtout que l’Archimage, conscient de son ambition dévorante, était à l’affût de la moindre excuse pour se débarrasser de lui.

— Rien ne peut t’arrêter, mon joli, dit Dendybar au monstre.

En vérité, il ne faisait qu’exprimer ses propres craintes quant à son choix d’envoyer un mage sans expérience à sa place. Il ne mettait pas en doute sa loyauté, ni celle de Jierdan, mais il ne fallait pas sous-estimer Entreri et les héros du Valbise.

— Je t’ai donné le pouvoir de la chasse, expliqua Dendybar, en jetant le cylindre du parchemin et le parchemin désormais inutile à terre. Le drow est ton objectif et tu peux désormais sentir sa présence à n’importe quelle distance. Trouve-le ! Ne reviens pas sans Drizzt Do’Urden !

Un rugissement guttural sortit des lèvres bleues de Bok, le seul son que l’instrument incapable de penser était en mesure d’émettre.

Lorsque Entreri et Catti-Brie arrivèrent à la Tour des Arcanes plus tard cette nuit-là, les acolytes du mage étaient déjà sur les lieux.

Jierdan se tenait sur le côté, seul. Il n’avait pas l’air ravi de devoir prendre part à l’aventure, mais il n’avait guère le choix. Le soldat craignait le golem et n’aimait pas Entreri, pas plus qu’il ne lui faisait confiance. Il avait toutefois encore plus peur de Dendybar, et les éventuels dangers auxquels il devrait faire face sur la route n’étaient rien comparés à ce que lui ferait subir le mage marbré s’il refusait de partir.

Sydney quitta Bok et Dendybar et traversa afin de venir à la rencontre des compagnons.

— Salutations, dit-elle poliment, plus désireuse désormais d’apaiser son redoutable partenaire que de le provoquer. Dendybar prépare nos montures. Le trajet jusqu’à Lunargent sera rapide, cela ne fait aucun doute !

Entreri et Catti-Brie regardèrent le mage. Bok se tenait à côté de lui. Il tenait un parchemin enroulé tandis que Dendybar versait un liquide fumant sur une plume blanche et psalmodiait les runes du sort.

Une brume commença à se former aux pieds du mage. Elle tourbillonna et s’épaissit en une forme encore imprécise. Dendybar la laissa se transformer et se déplaça afin de répéter le rituel quelques pas plus loin. Tandis que le premier cheval magique apparaissait, le mage créait la quatrième et dernière monture.

Entreri haussa les sourcils.

— Quatre ? demanda-t-il à Sydney. Nous sommes maintenant cinq.

— Bok ne peut pas monter à cheval, répliqua-t-elle, amusée à cette simple idée. Il courra. Elle se tourna et se dirigea vers Dendybar, laissant Entreri méditer là-dessus.

— Bien sûr, marmonna Entreri, de moins en moins ravi de la présence de la chose surnaturelle.

Mais Catti-Brie commençait à ne plus voir les choses exactement de la même façon. Dendybar avait manifestement décidé que Bok les accompagnerait plus pour prendre l’avantage sur Entreri que pour garantir une victoire sur ses amis. Entreri devait le savoir lui aussi.

Sans le savoir, le mage avait mis en place le type d’environnement instable que Catti-Brie avait espéré, une situation tendue qu’elle pourrait peut-être exploiter.

Les Torrents D'Argent
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